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La carrière pour la construction d’un temps exacte et mesuré à la microseconde par des ordinateurs super-puissants, ainsi que la sur cartographie de chaque centimètre carré de la planète par des satellites de plus en plus précis, nous donnent à voir un monde uniformisé dans lesquelles les relations de productions s’universalisent. La bourse est la même ici ou là-bas. Le désir sans borne des individus consommés par leurs propres produits fait un bruit écologique de dimension astronomiques. L’irruption des hautes technologies dans nos vies quotidiennes, donnent à voir un univers où les formes productives ont conquis le plus intime des centimètres carrés du corps humain. Dans ce vide existentiel laissé par la constante de production universel et l’absence d’intimité résultante, l’attente peut être bien une forme de résistance.

 

Ayant pris conscience que les mesures du temps et de l’espace répondent à un consensus, aujourd’hui global et servile à une production capitaliste nocive, Carlos Bernal Barrera nous montre des formes nouvelles de concevoir le temps, cette fois-ci, dédoublé de son caractère objective et abstrait, pour se placer du côté de la pratique. En effet, toute mesure est un accord historique et intersubjectif qui ne trouve comme essence sinon les relations humaines qui les rendent possibles. Ainsi, donner une mesure humaine à la réalité, en deçà de la mesure imposée, ne serait qu’une question de volonté. La question de Carlos Bernal passe par savoir comment pourrait-on pratiquer le temps et l’espace afin de rendre possible la vie. Pour répondre, l’Artiste construit le concept de l’attente comme conduite, qui peut être décrit comme une instance ou unité de comportement qui brouille les frontières entre activité et passivité, nous submergeant dans l’espoir d’un temps dont la contemplation peut prendre la place de la production. Dans Flâneur (2011), une installation composée d'une vidéo et d'une série de dessins, l’Artiste a pris le temps dans le transport public pour observer l’environnement, le contexte de ce mouvement, la nécessité et le coût social de ce déplacement. Ce « prendre le temps » est, avant tout, un mouvement critique, mais la critique ici n’est pas une forme de la pensée. Ce n’est pas quelque chose qui pourrait être dit. Il s’agit de le vivre. En ce sens, il s’agit, avant tout, d’une pratique du temps qui dépasse la simple monstration de l’œuvre pour se placer à l’intérieur de la vie. Une attente existentielle qu’envahi littéralement l’espace-temps de l’Artiste par la prise de conscience des « automatismes de la vie quotidienne ». Transposé à la quotidienneté de l’Artiste, ces espaces de contemplation sont une forme par laquelle la critique est performée. L’installation est accompagnée des dessins représentant un moment de ce trajet qui a pris l’attention de l’Artiste : La nuque d’un passager, les fauteuils d’en face, un appuis-pieds occupé, etc. À côté de chaque dessin on y retrouve des traçages. On devine l’intention de l’Artiste de produire des lignes droites et parallèles. Cependant le traçage est hésitant, perturbé par le mouvement du bus au moment de dessiner. Il s’agit de laisser rentrer la réalité dans son propre corps pour le vivre pleinement avec ses sens.

 

Dans Gravités, une pièce créée en collaboration avec Eva Reboul, présentée au Praticable à Rennes en 2014, où l’Artiste nous propose une installation vidéo consistant à l’image d’une caméra placée à un mètre de hauteur et plongeant verticalement sur une petite rainure placée au centre d’une plaque d’égout. Quelques secondes plus tard nous voyons les doigts de l’artiste s’approcher au centre de l'image avec une petite pierre qu’il laisse tomber dans la cavité du couvercle. Il répétera l’action à plusieurs reprises pour quelques heures. Le geste surprend non seulement par la simplicité, mais par la puissance d’amusement qui pourrait nous procurer une activité pareille. Il est question d’expérimenter, dans ce cas-là, la gravité, mais plus largement, l’invitation de l’artiste est à découvrir au millimètre près les possibilités d’une vie qui ne cherche autre chose qu’à être vécue. La question est encore plus présente dans Les incontournables (2017), vidéo où le montage expérimente une suite d’images correspondant au lapsus du temps qui se passe entre le moment d’allumer la caméra et le moment où l’on cadre un sujet. Chacune de ces instances indécises sont présentées de façon répétée, zoomées, accélérées et ralenties, de manière à ce que chaque répétition du mouvement de caméra se présente comme une variation d'elle-même. Cette répétition créative, dans laquelle le son en fait aussi parti, prends appui par le sujet traité : ce moment d’indécision, d’inachèvement ; lapsus privilégié où l’image n'en est pas encore une et juste avant de le devenir. La proposition est claire. C’est la question de la déclinaison des formes de l’attente qui se trouve au centre de toute la démarche de l’artiste. Décliner et ne pas répéter. Contrairement au spectacle, dans lequel la reprise de la forme entraîne comme conséquence un cercle vicieux par lequel plus l’image montre, plus elle cache, chez Carlos Bernal Barrera la reprise de la forme prend une dimension analytique, presque scientifique, qui expérimente d’un côté le sujet de la répétition et de l’autre, rend la forme même inépuisable, dérivable à l’infini. Dans ce travail de fourmi, plus on attend, plus les possibilités de continuer à décliner cette même attente grandissent. Il s’agit bel et bien d’une économie du partage dans laquelle le produit est multiplié par l’usage. En se plaçant en deçà de la constante production de la vie moderne, dans ce qu’on décrirait à partir de notre paradigme productif comme une « perte de temps », nous retrouvons, au contraire, un surplus : un temps subjectif qui peut être appréhendé par l’Artiste, et même dans sa réception par le spectateur, comme étant le sien, puisque dédoublé du consensus, d’universalité.

 

Décliner la forme, partager pour en avoir plus, attendre pour se réconcilier avec le monde, voir dans les ombre la réalité de la lumière. À un certain moment (2017), vidéo présentée dans le cadre de l’exposition La timidité des Hippocampes à la Maison Internationale de Rennes, Carlos Bernal Barrera nous montre une suite d'images avec pour objet les ombres de la ville. Les images sont intercalées par des textes dans lesquels l’Artiste nous fait part de sa réflexion :  Il y a trop de « disponibilité » dans le monde […] à force de penser à ce qui sera disponible, nous avons fini par ignorer le présent– nous dit-il. Qu’est-ce que cette disponibilité ? de quoi nous parle-t-il ? Dans son mémoire intitulé L’Attente comme conduite (2015), Carlos Bernal Barrera la décrit comme un état d’accélération en adéquation avec un « présent efficace, consommateur, hypocondriaque, malléable, pressé, impatient, sûr de soi-même ». La proposition est donc de regarder ailleurs, abaisser le regard, traverser la lumière pour partager les ombres. La croisade philosophique ne passe pas inaperçue, car l’ombre est visible seulement parce qu’il a de la lumière. Étant les deux phénomènes construits par le même rayonnement, ils nous apparaissent à la perception partageant une même essence. Si l’allégorie recoupe la vieille tirade platonicienne, elle pointe aussi du doigt la réalité de l’ombre que le philosophe avait oublié dans un tiroir. En effet, nous sommes constamment sollicités par le monde de la production. Il suffit de lever les yeux dans le trajet du bus pour vérifier la pollution lumineuse de la propagande à la consommation (Flâneur, 2011). Mais contrairement, dans cette « dialectique de l’ombre », où la présence est signalée par l’absence, ce qui saute aux yeux, c'est que la même énergie par laquelle nous sommes constamment sollicités, pourrait être la source d’une force capable de nous libérer de la contrainte.

 

C’est là que l’on retrouve le présent comme la conscience d’un flux, seule chose existant, et que nous oublions par trop de « disponibilité ». Dans ces déclinaisons de l’attente, on la découvre, non pas comme atteinte de quelque chose, pas non plus comme une parenthèse, et encore moins comme moyen, mais plutôt comme un acte autonome, consolidé comme pratique en soi, et conscient de cela : une finalité. On découvre la conversion d’un temps quantitatif à un temps qualitatif : les infinies possibilités du présent. Ainsi dans Variación errátil 1.5 (2015), un dessin sur verre à l’aide de la colle transparente qui vient déformer la lumière qui traverse la fenêtre là où le dessin a été exécuté, ou encore, Échelle à atteindre (2015-2016), dessin in situ de dimensions variables partageant le même principe que l'œuvre précédemment citée, présenté dans le hall de l‘Espace culturel Le Volume en 2016, montrent comment ce labyrinthe erratique qui en sort de cette croisade temporelle est belle et bien l’écriture de l'attente dans l’espace d'exposition. Le résultat plastique de la démarche de l’Artiste équivaut à l’inscription dans la matière du fluide qui constitue cette attente. L’Artiste décrit l’expérience ainsi : « Je cherche sciemment à ralentir, à me perdre, à être là… sans avoir de chemin prédéterminé. Chaque sentier est convenable qu'on veuille aller d’un côté ou de l’autre. Il n’y a que la satisfaction d’errer ». Ces exemples montrent que ce qui rend possible la production plastique n’est pas une contrainte, mais le libre flux du temps vécu qui, plus il est vécu, plus il y en restera à vivre. On pourrait parler de Soft-Resistence, concept qui éclaire la résistance comme un acte vivant et faisant vivre le quotidien. Loin d’un mysticisme naïf qui évoquerait la possibilité d’une transcendance, la pratique des dimensions spatio-temporelles chez Carlos Bernal Barrera nous parle d’un concrétisme radical, dont la prise de conscience de l’expérience vécue dans le présent rend possible de voir que la réalité de la matière n'est autre que la poésie.

 

 

Javier Dominguez

Commissaire Éditeur de (in)volontaire, Une exposition numérique de Carlos Bernal Barrera.

LA DIALECTIQUE DE L’OMBRE

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