Introduction
Chill Out présente un ensemble d’images qui retracent des moments où la question de l’amusement et de la détente, ainsi que du gag visuel qui en sort, sont au rendez-vous. Avec un grand sens de l’humour, la série regroupée pour l’exposition se réclame des rencontres furtives de Clément Guignard, ainsi son intimité, ses balades nocturnes et celles de ses proches. Il s’agit d’une photographie authentique mettant l’accent sur la spontanéité que seule la quête du quotidien peut imprimer à l’image. Ces photographies nous surprennent par la manière dont elles décrivent notre culture de l’image.
J’ai connu le travail de Clément Guignard le même jour où on a été présentés, lorsqu’il nous a invités à boire un verre après une exposition de design dans son propre appartement/atelier. J’ai été tout de suite interpellé pour les piles de photographies stockées un peu partout sur son bureau, sur la table basse et même sur le canapé. Certains de ces ensembles étant sommairement conservés par des enveloppes improvisées. Ces enveloppes contenaient souvent des sélections faites par ses proches, ceux qui lui rendent visite et qui ont donné sens à des séries souvent cohérentes. C’est une pratique d’atelier concorde avec la spontanéité que Clément Guignard accorde à ses prises d’images argentiques. La série Chill Out, du 17 mai au 15 juin 2017, a été construite sur cette même logique, lors de plusieurs rendez-vous à l’atelier de l’Artiste et en parallèle de l'entretien qui suit.
Entretien de Clément Guignard (CG) mené par Javier Dominguez (JD) dans le cadre de l’Exposition Chill Out, du 17 mai au 15 juin 2018.
Javier Dominguez - Bonjour Clément. Pourrais-tu te présenter ?
Clément Guignard - Bonjour Javier. Pour faire court je suis un jeune artiste Nantais et je pratique principalement la photo, un peu de vidéos et l’installation aussi, parfois.
JD - Pourrais-tu nous dire ce qui t'a amené vers la création artistique ?
CG - J’adorais dessiner étant petit, en parallèle mon père s’occupait d’un labo photo associatif, souvent j’y allais avec lui. Les chambres noires ce n'est pas toujours intéressant pour les enfants, mais moi ça me plaisait bien. Pour mes études, j’ai fait une section orientée dessin au lycée. Puis j’en ai eu marre des règles imposées par le dessin technique. Les beaux-arts m’ont directement intéressés, j’avais envie de pratiquer d’autres médiums. Je reste quand même particulièrement attaché à la photographie.
JD - Aujourd'hui, il est difficile de parler de photographie sans être tenté de faire une distinction entre le numérique et l'argentique. Ceci est, d'ailleurs très présent dans ton propre travail, car tu pratiques ces deux médiums à l'heure actuelle. D'abord, comment te positionnes-tu par rapport à la distinction entre numérique et argentique ? Et en deuxième lieu, comment s'exprime cette distinction dans ton propre travail ?
CG - La distinction entre l’argentique et le numérique intervient à plusieurs niveaux. À mon avis, c’est vraiment deux médiums proches mais différents. Le matériel, l’économie, le rendu… ne sont pas les mêmes et au final l’approche et l'usage sont différents.
J’utilise un assez gros boîtier numérique professionnel lorsqu’il s’agit de produire des séries de photos ou de la vidéo qui correspondent à une idée précise, ou lorsque je veux appliquer de la post-production dessus. Mais c’est un frein dans d’autres situations, il est lourd, peu discret, sa taille peut impressionner voire gêner. Tout dépend de ce qu’on prend en photo mais lorsqu’il s'agit de portrait, mettre à l’aise la personne, par exemple sans lui coller un énorme objectif sous le nez c’est primordial je trouve. C’est une des raison qui font que je favorise de plus en plus l’argentique au quotidien, c’est plus petit, plus maniable, plus chaleureux, les gens sont curieux parfois du médium argentique, bien plus que du numérique que tout le monde pratique de manière quasi quotidienne et instinctive (avec les téléphones dont la qualité ne cesse de s'améliorer, les applis, les compacts numériques…).
Tout ça c’est l’aspect technique de la prise de vue mais avec le numérique on se coupe un peu aussi de l’humanité qui transpire dans la pellicule. Le rendu n’est pas le même, même si cela devient parfois compliqué de nos jours du fait de la post-production appliquée sur les images de faire la différence entre les deux. Il reste quand même une "chaleur" dans le rendu argentique qu’il est, je trouve, difficile de rendre dans du numérique. Dans ma pratique de l'argentique, les quelques retouches que je m’autorise à appliquer sont la colorimétrie, les contrastes/lumières, les poussières/rayures et quelque fois le cadrage et c’est tout. Un peu comme si je trouvais que ce n’est pas le médium fait pour raconter une autre histoire que celle qu’il a capturé. À l’inverse j’utilise le numérique un peu plus comme une toile. Je produits parfois des images entièrement numériques, des collages, des essais… J’ai moins de culpabilité à « mentir » avec ce médium, à retoucher jusqu’à la fiction une image au départ banale, j’en joue parfois même.
Il y a aussi la part de hasard ou d’accident qui est liée à l’économie du médium. En argentique, on traite le lot une fois la pellicule développée, ça laisse un mince interstice, une part de hasard, parfois c’est juste des ratés bons pour la poubelle mais des fois il y a des "accidents" heureux. On peut les provoquer aussi, les doubles expos, les décalages, les flous volontaires… Mais une fois qu’ils sont fixés on est certain qu’ils existent, ils seront tirés sur la pellicule.
En numérique souvent les « accidents » sont beaucoup moins indulgents, beaucoup moins flatteurs visuellement. Pour aller à plus de rendement on supprime tout ce qui dépasse, c’est de la consommation, on ne garde qu’une grosse quantité de qualité uniforme, avec le risque d’un manque quelque part.
Bon, après, même si les moyens et la pratique diffèrent le but reste relativement identique, transmettre à travers une fenêtre (le cadre de l'image) un sentiment, une émotion, transformer une « simple » image en quelque chose d’autre. Je pratique et je suis attaché aux deux, simplement pas de la même manière.
JD - J’ai l’impression que tu vois dans le numérique une sorte de manque quand tu dis que « [l´] on se coupe de l’humanité qui transpire dans la pellicule ». Si la question de la reproductivité technique de l’œuvre d’art de Walter Benjamin annonçait déjà une perte, (en l’occurrence l’Aura de l’œuvre d’art), le numérique semble ajouter d’autres problématiques. Cela me semble important de développer un peu ici, car à l'heure actuelle, des nombreux dispositifs de prise d'image contribuent à une massification et à une diversification des pratiques de la photographie. Comment te positionnes-tu par rapport à ces nouvelles formes du possible ?
CG - Déjà pour ma part, je ne place pas forcément le numérique en deçà de l’argentique, c’est un « nouveau » médium, mais comme tu le dis il y a une massification qui s’opère du côté de l’image numérique et c’est infini.
Il y a un aspect que je n’ai pas abordé c’est la relation intrinsèque entre l’image numérique et Internet. Ce sont deux inventions qui découlent d’usages scientifiques et militaires[1] qui ne sont pas si récentes que ça, seulement il a fallu attendre la fin des année 90, pour les deux, pour les voir apparaître dans nos foyers (du moins se démocratiser en occident principalement). C’est arrivé en même temps que les smartphones aussi, la combinaison parfaite des deux outils. Tout le monde s’est petit à petit affranchi des « contraintes » de l’argentique, à savoir le support physique et la relative complexité du développement. Je crois d’ailleurs que c'est le principal souci que j’ai avec le numérique : l’absence total de support physique. On peut multiplier à l’infini une image numérique originale parce qu’elle n’est composée que de lignes de code. Basiquement une image numérique est une suite d’informations sur la position et la couleur d’un pixel. On produit donc énormément de « consommables visuels » avec du rebut dans la masse, parce que c’est « simple à produire ». Là on parle de l’image numérique en général mais pour en revenir à l’Art de la photo numérique, je pense que c’est un médium jeune et plein d’avenir et j'admire le travail de bon nombre de photographes qui l'utilisent.
Dans mon travail je pratique à la fois le numérique et l’argentique. Avec le numérique, ce qui m’intéresse c’est de diluer la source, brouiller les pistes, modifier, coller. Par exemple (et comme d’autres artistes), je me sens plutôt légitime d’utiliser des images provenant d’internet en général ou Google Maps mais jamais brutes. J’insiste pour intervenir dessus, je les détourne pour qu’elles correspondent à ce que je veux montrer, je les intègre dans des images que j’ai produites.
Je pose le même jugement sur internet et le numérique en général, c’est deux choses qui se nourrissent mutuellement dans lesquelles on peut se perdre mais qu’on peut très bien utiliser, détourner. Je pense que l’argentique est plus "indépendant", il a moins de chance de tomber dans ce gouffre visuel qui nous assaille, de pluralité et banalité, il est aussi plus confidentiel dans la pratique ou la monstration. C’est pour ça que je l’utilise à la manière d’un journal où je prélève des éléments, des instants qui me semblent importants. C’est une démarche assez classique chez de nombreux photographes, pour autant je ne me vois pas la mener au numérique.
JD - J’ai été particulièrement touché par la série Il y a quelqu’un (2013), par la poétique qui dégage la constance dans la mémoire grâce, justement, à l’absence dans l’image. Si la retouche remplit ici un véritable rôle dans la présentation, une autre série, Skycall (2014) est aussi surprenante par la brutalité du résultat. La procédure artistique étant plus proche du ready-made que de la photographie, car isolés de l’ensemble Google, ces images montrent le dispositif de prise d’image lui-même, son fonctionnement et ses « défauts ». En quelque sorte, ces deux séries montrent quelque chose qui est absent dans l’image elle-même. Ce qui est pointé excède l’image. Contrairement les séries Skyline_01 (2014) ou Tumeurs urbaines (2014), semblent plus proches du dessin numérique. Ces quatre séries me semblent représentatives des possibilités du numérique que tu énumères ici par rapport à ta pratique. Je voudrais cependant revenir sur la question de l’argentique qui nous concerne dans cette publication. Lors de mes visites à ton atelier, j’ai vu des piles de preuves photographiques se cumulant un peu partout. Je ne peux que trouver cela très intéressant car il me semble que cela parle de ta pratique d’atelier. En ce sens, pourrais-tu nous parler un peu mieux en quoi consiste ce travail ? Comment regardes-tu ces photographies ? Pour être plus précis, pourrais-tu nous raconter un peu comment tu abordes cette pratique ?
CG- Les deux séries que tu cites, en numérique, Il y’a eu quelqu’un et Skycall relèvent vraiment d’un manque voire même d’un certain regret.
Pour la première c’est le manque d’information concernant une partie de ma famille, mes grands-parents d’affinité orthodoxe n’étaient pas des gens très expansifs et suite au décès de mon grand-père, c’est un peu une cause perdue, mais je continue de fouiner dans les négatifs familiaux et trouve des images intéressantes. Récemment j’ai étendu ma pratique de recherche aux stocks de photos anonymes que je trouve dans les brocantes, je n’en fais pas une recherche assidue, je suis plutôt dans le hasard de la trouvaille. Une fois que je trouve un album ou une boîte de photos je trie sommairement. Qu’est ce qui me touche dans ces photos ? Qu’est ce qui se dégage d'elles ? Qu’est-ce qu’elles me racontent ? J’en suis encore à rassembler ce matériau mais j’aimerais les compiler d’une manière ou d’une autre, pour le moment je collectionne.
Pour Skycall cela procède d’une frustration, de ne pas avoir pu faire d’Erasmus pendant mes études à cause de mon double cursus. J’ai remplacé le voyage par Google. C’est un outil infini qui ne cesse de s’enrichir, plein de possibilités, encore un peu précaire techniquement parfois (qualité des images, zones interdites, floutées, etc). Ça permet de se faire des idées précises (mais virtuelles) de lieux auxquels on ne peut accéder sur le moment. C’est ce qui m’intéressait dans ces images, jouer avec les paramètres du moteur. Garder de la qualité et certains défauts, exclure d’office les logos, les personnes aussi, tout ce qui incluait des références trop précises au lieu et ne conserver que les architectures pures et dures comme des décors, sans rien qui permette de les interpréter, parce que cela correspond au point de vue du marcheur (et aussi à celui de la Science-Fiction et de son obsession des mégastructures, thèmes qui me sont chers). J’ai appliqué des retouches, mais je voulais conserver l’esthétique inhérente à leurs appareils photos spéciaux, l’effet mosaïque et le trouble de l’image, la déformation, me plaisaient beaucoup. On dirait une fenêtre de mauvaise qualité dont le verre aurait subi des déformations avec le temps.
En argentique je fais tirer mes négatifs avec en plus une version de tirages de lecture, ceux que tu as vu chez moi. Comme je provoque rarement une image (ça m’arrive de mettre en scène mais c’est assez rare, je préfère la spontanéité) et que ma pratique est journalière, il y a une part de hasard dans les sujets que je choisis. Je n’ai pas une seule ligne de vue pour regarder l’ensemble de mon stock de photos et les trier, j’en ai plein. Et chaque fois que je demande au gens de s’y plonger, pour entendre d’autres avis, tous me sortent des assemblages complètement différents (je ne peux pas vraiment parler de série). C’est à la fois très plaisant, parce que des images que je jetterais au rebut sans hésiter vont avoir de l’intérêt pour certains, et en même temps un peu perturbant, parce que je continue de prendre des photos et que mon stock continue de s'étendre dans plusieurs directions ; d’où les piles de photos qu’il y a un peu partout chez moi...
JD - Pourrais-tu nous parler un peu de la sélection prévue pour la présentation prévue avec cet entretien?
Pour moi cette sélection que tu as faite me plaît beaucoup. Je trouve que mon travail argentique se prête plus à des séries et c’est quelque chose de compliqué, c’est du choix, de l’assemblage. Alors je trouve ça toujours intéressant quand quelqu’un se plonge dedans et me sort des images que je ne retiens pas forcément aux premiers passages, dans mes propres sélections. J’avais déjà eu envie de sortir quelque chose dans cette thématique, à savoir les rencontres (éthyliques ou non) et ce quotidien qui est rehaussé d’un truc, la surprise de la trouvaille, le moment drôle, touchant ou même triste qu’il peut y avoir dans certaines situations. Autant au numérique je suis dans le calcul mais à l’argentique je suis dans le sentiment. Je finirai en disant que je suis très content que tu aies réussi à te faire ton propre chemin dans mes images et que ma collection allant grandissante je te demanderai peut-être encore ton regard.
[1]De manière cocasse et sans que j’en tire plus de conclusion ici, il y a pas mal de vocabulaire utilisé en photographie qui provient du vocabulaire militaire : tirer, aller en repérage, mitrailler... Jusqu’au matériel photo et aux « tactiques » des photographes qui donnent parfois des allures martiales.
Lien vers l'exposition sur : https://colectivolaclica.wixsite.com/accueil
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