Par Javier Dominguez, dans le cadre de l'exposition (IN)VOLONTAIRE, du 17 juin au 15 juillet 2018.
Javier (J) : Te souviens-tu du Colonel Aureliano Buendía, qui dans son atelier à Macondo fabriquait des petits poissons en or. Sa mère, Ursula, ne comprenait pas l’affaire commerciale de son fils qui consistait pratiquement à produire des poissons en or, pour les échanger contre plus d'or, pour ainsi avoir plus de poissons en or à produire. Si elle ne comprenait pas c’est parce que son regard était plus dans le résultat, or pour le Colonel il s'agissait plutôt du processus : son travail l'occupe tellement qu'il n'a pas le temps de penser à la guerre. Autrement dit, il semblerait que le Colonel cherche à ne plus avoir "autre temps" que celui qu'il vit au présent. Si je cherche à faire cette analogie, c'est que je trouve dans ton travail une génétique similaire. Dans cette constante déclinaison des formes de l'attente, on voit que non seulement l'attente devient elle-même une finalité (à savoir, le sujet n'attend pas quelque chose, il attend tout court), mais aussi, plus ta production est grande, plus tu as des formes à décliner. Comme si le temps se multipliait par son utilisation.
Carlos (C) : Oui je me souviens du Colonel. J'aime bien me dire que son activité, en plus de l’empêcher de penser à la guerre – ce qui pourrait être vu comme une sorte d'échappatoire – c'est une activité qui avait du sens en soi. Je ne cherche pas à remplir ma vie avec des quantités de travail pour occuper mon attention et ainsi ignorer ce qui se passe autour de moi. Je comprends l'analogie que tu fais avec mon travail : je fais quelque chose, cette chose me permet de faire d'autres choses, je reviens dans la première chose, je fais des variations, les résultats me permettent de faire d'autres variations, et ainsi de suite, mais quelle est l'origine de cette action ?
Du roman que tu évoques je me souviendrai toujours du savant catalan, pour qui la sagesse n’avait aucun sens si l’on ne pouvait pas s’en servir pour inventer une nouvelle manière de préparer les pois chiches. Chez lui la déclinaison se trouverait dans les différentes manières de préparer et revisiter un même ingrédient principal. Dans mon travail cet ingrédient principal est composé jusqu’aujourd’hui de : souvenir de l’impermanence, attente comme conduite[1], variations erratiques, méfiance envers les quantités, (...). Un jour j’arriverai à comprendre quel est au fond mon ingrédient principal, simple comme les pois chiches du savant catalan, j’espère.
J. Je me permets cette analogie car il y a quelque chose de cet ordre qui me semble imprégner ton travail. L'activité de l'attente produit une forme dans laquelle le temps est approprié. Le produit en somme n'est pas, bien sûr l'oubli, comme dans le cas du Colonel, mais la vie. Peut-être même la conscience qu'il n'y a que cela. J’ai l’impression que la pratique de cette attente vient court-circuiter le cercle vicieux de la marchandise. Dans une époque qui a conquis des formes productives très développées et qui aurait transformé en consommateur le sujet qui jadis, dans les sociétés modernes, avait été l'ouvrier, attendre pour attendre, me semble une forme de résistance. C'est une forme de production qui, à mon sens, telle que celle du Colonel, est libre de la production dominante de marchandise car elle n’est pas vouée à la consommation. D'un autre côté, tu mets l'exemple du savant catalan. J'ai été tenté d'interpréter ton commentaire sous le prisme d’un fonctionnalisme, c'est à dire, comme si la création devait servir à quelque chose d'autre qu'à son intérêt esthétique. Cependant, en regardant plus attentivement, j'ai l'impression que ce que tu pointes ici est une autre chose. J’aime à croire que le détour qui se produit n’est pas pour trouver une meilleure ou plus efficace recette pour cuisiner les pois chiches, sinon simplement pour les cuisiner autrement à chaque fois. Mais parlons un peu du produit de cette attente ; du goût des pois chiches, pour continuer avec l'analogie. Quel statut donnes-tu à ce que tu présentes comme œuvre ?
C. Jusqu'à maintenant mes pois chiches je les ai travaillés avec des outils comme le dessin, la vidéo, le son et l'édition. Depuis quelques mois je commence à expérimenter la terre. Chaque outil donne un goût différent et s'adapte plus ou moins bien à l'ingrédient principal. Il est question d'expérimenter, de se permettre l'erreur, c'est ainsi qu'on apprend.
Toutes choses changent constamment, à différentes échelles bien sûr. Je suis toujours conscient de l’impermanence de mon travail, il n’est ni figé ni immuable. C'est pourquoi durant une exposition, j’insiste sur l’idée que mon travail est ce qu’on expérimente là, cela peut paraître évident, mais cette idée met l’accent sur les conditions particulières de la « situation totale d’exposition » et le changement sans cesse de ce qui nous entoure. J’entends par « situation totale d’exposition » non seulement le lieu, ses conditions de lumière et de température, mais aussi l’état d’esprit du spectateur, son âge, ses goûts et ses intérêts, par exemple. Ainsi, à chaque fois que j’expose mes œuvres, j’essaie de les adapter à la situation particulière qu’elles sont en train de vivre, notamment en ce qui concerne l'espace d'exposition, quant au spectateur je ne peux que spéculer, pour lui une exposition est un moment donné, qui se vit personnellement au présent.
J. J’ai l’impression que si ce « présent » est bien quelque chose dont doit jouir le spectateur (tel qu'on a décidé de l'appeler), il me semble aussi qu'il s'agit d’un trait principal de ta propre production. Dans le cas de ton œuvre, l’énergie véhiculée est celle d'un sujet qui décide souverainement d’attendre, il traverse le présent avec la conscience préalable de jouir de cela, me semble-t-il. Je voudrais que l'on parle un peu plus à ce sujet, mais sous le prisme de ton propre travail, comment vois-tu la notion de présent ? Mais aussi, quels peuvent être ses dangers ? Je te pose cette dernière question car dans ton mémoire tu parles un peu de cette dictature du présent que certains signalent.
C. Pour moi, jouir du présent est loin d’une recherche du plaisir ; je crois qu'on ne jouit pas du présent consciemment. Quand on est là on ne réfléchit pas au fait qu’on y est, simplement on y est ! C’est ainsi que j’essaie d’agir dans mes recherches. Je ne sais pas si à la fin de la journée j’aurai trouvé la bonne idée, la forme correcte ou le matériel adéquat, au moins (au plus) je serai satisfait d’avoir fait ce que j’avais à faire.
Ainsi, confondre le présent avec l’immédiat c’est le danger que je vois. La satisfaction instantanée n’est pas la seule manière de jouir du présent. Je ne nie pas l’importance du plaisir à court terme, pour moi le problème c’est de le privilégier face à la satisfaction à moyen et long terme. À notre échelle (humaine), tout ne peut pas être accompli tout de suite simultanément. Pouvoir s’acheter un nouveau vélo à chaque fois que celui qu'on a déjà tombe en panne, peut faire du bien, mais peut-être, cela fait du bien aussi d’avoir dû travailler et mettre des sous de côté, pour pouvoir au bout d’un moment ou s’en acheter un seul, lequel sera réparé et entretenu par soi-même. Quel bonheur d’avoir des fraises prêtes à manger tout au long de l’année, mais à quel prix ? Je ne dis pas qu’il faut souffrir avec tout ce qu’on fait pour pouvoir se sentir bien, je dis juste qu’on est en train de prendre la mauvaise habitude de privilégier l’immédiat et de le confondre avec le présent.
Au fond, je suis en train de parler de manières d’être au monde. Je veux bien croire qu’elles sont le résultat de plusieurs facteurs comme l’endroit où nous sommes nés ainsi que celui où nous habitons, les milieux sociaux auxquels nous avons appartenu, notre famille, notre éducation, etc. On peut se sentir plus ou moins en accord avec des différentes manières d'être au monde, je partage la mienne.
J. Comment peut-on observer ceci dans Interludes, travail qu'on a l'honneur de recevoir dans cette exposition ?
C. Avec mon travail j'ai découvert qu'une manière d'être au présent c'est à travers des gestes répétitifs. Parfois des gens autour de moi parlent de ma manière de travailler en termes de gestes qui provoquent des états méditatifs, pourtant moi je suis juste bien en train de travailler, de développer mes idées, de faire ce que j'ai à faire, ce qui peut être une forme de méditation aussi...
Interludes (2018), est un site web composé de trois pages web qui sont liées en boucle entre elles (page 1 > page 2 > page 3 > page 1 > etc.). Chacune de ces pages web contient les produits des variations d’un même principe : créer des dessins intermédiaires parmi les dessins de la série (in)volontaire (2014). Un dessin intermédiaire est un dessin à mi-chemin, un entre-deux, le milieu entre deux dessins extrêmes, par exemple un carré rond – ou un cercle carré – seraient les formes intermédiaires entre un cercle et un carré. Ces dessins intermédiaires je les ai triés, groupés, composés et décomposés pour proposer trois points de vue différents qui dialoguent et s’influencent entre eux. On a donc une image animée qui amène à la contemplation, une grille d’images qui invite à la promenade et des concentrations de formes qui évoquent des volumes.
À la différence d'(in)volontaire (2014), série de dessins faits au stylo bille, Interludes (2018) a la particularité d’être composé entièrement de formes vectorielles. Ainsi, chaque dessin intermédiaire est le produit d’un calcul réalisé par le logiciel, ce qui produit des formes imprévisibles et qui d’ailleurs mettent en évidence la manière dont elles ont été fabriquées. Ici la répétition se trouve dans mon geste qui est celui de donner au logiciel l’ordre de créer chaque forme, une seule à la fois jusqu’à compléter la série. En d'autres termes, chacune des formes a nécessité un geste de ma part pour être produite.
Avec ce projet j’ai habité l’entre-deux. D’un certain point de vue un entre-deux peut-être aussi une frontière. J’aime bien me dire qu’avec cette recherche j’ai trouvé une autre manière d’habiter la frontière, ce qui en définitive veut dire pour moi être au présent.
[1] Voir Carlos Bernal Barrera, L’attente comme conduite, mémoire du master sous la direction de John Cornu, Université Rennes 2, UFR Arts Lettres et Communication, Master Arts Plastiques et Poétiques, Juin 2015.
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